mardi 1 avril 2008

Compte-rendu de la conférence de Christophe Ventura

Et si le renouveau démocratique venait d’Amérique latine ?

Introduction de Jean-Philippe Huelin, président du Cercle Jean-Jaurès

Avec cette troisième conférence du cycle, notre cercle aborde ce soir la situation en Amérique latine. Depuis dix ans, le sous-continent américain a en effet changé de visage. De la caricature des régimes dictatoriaux recevant leurs ordres de Washington comme c’était le cas pendant la guerre froide, nous sommes presque miraculeusement entrés dans une phase de réappropriation du pouvoir par les peuples sud-américains avec l’élection d’une grande majorité de présidents de gauche. Sans nier les particularités nationales, qui sont plus fortes qu’on ne le dit souvent en Europe, il s’agit pour nous de comprendre ce qui se passe chez nos frères latins d’outre-Atlantique afin d’en saisir les enjeux géopolitiques, les répercussions sociales et les exemples qu’ils peuvent nous apporter. Pour cela, nous recevons ce soir Christophe Ventura qui a rejoint l’association altermondialiste ATTAC dès sa fondation en 1998. Il en est devenu le responsable du secteur international pour le siège de l’association entre 1999 et 2007. A ce titre, il a participé à la conception, à la promotion et à l’organisation des différents Forums sociaux depuis Porto Alegre en 2001. Ses connaissances et sa proximité quotidienne avec l’évolution politique dans la région font de lui un des meilleurs spécialistes de l’Amérique latine.


Dès la fondation d’ATTAC en 1998, notre tropisme vers l’Amérique latine nous a semblé évident. De part son histoire (sa décolonisation suit notre Révolution) et sa tradition politique de luttes, l’Amérique latine et la France participent de l’émancipation de l’humanité. Il fut donc logique d’organiser, au Brésil, à Porto Alegre en 2001 le premier forum social mondial.

1. Basculement à gauche de l’Amérique latine

Le mouvement commence en 1998, au Venezuela avec Hugo Chavez. Il se poursuit, entre autres, avec Lula au Brésil en 2002, Evo Morales en Bolivie en 2005 et Raphael Corréa en Equateur en 2006.
La « pensée conforme » de la presse française et européenne tente de faire croire à l’existence de deux gauches qui s’opposeraient : d’un coté, une gauche moderne, plus modérée et donc « acceptable » menée par Lula ou Michele Bachelet au Chili, et de l’autre une gauche radicale et « cubaine » menée par Chavez, Morales et Corréa. La réalité est toute autre. Il y a une grande solidarité entre tous les dirigeants de gauche en particulier pour résister à l’hégémonie étatsunienne et aux politiques néolibérales que le « grand-frère du Nord » a tenté d’imposer dans les années 1990.
Certes, des différences nationales existent. Le Brésil semble faire souvent cavalier seul en intégrant avec ardeur le commerce international dans lequel il entend vendre ses produits agricoles. En tant que géant géographique et démographique du sous-continent, il voudrait gagner un rôle de chef de fil régional. Cependant, Lula sait qu’il tient son pouvoir du mouvement social (Mouvement des Sans-Terre, syndicats, etc…).

2. Un laboratoire des idées altermondialistes

Globalement, les dirigeants de gauche ne se sont pas contentés de prendre le pouvoir, il l’exerce en mettant en pratique ce que nous appelons des politiques altermondialistes.
Au niveau national, on peut citer l’exemple du Venezuela où il y a une politique agricole sans OGM, un volontarisme en matière de pluralité médiatique, une politique d’alphabétisation considérable ou un politique de santé la plus égalitaire possible.
Au niveau régional, l’Alternative Bolivarienne pour l’Amérique (ALBA) est un projet de coopération interétatique regroupant le Bolivie, Cuba, l’Equateur, le Nicaragua et le Venezuela. Cette alliance fondée sur des accords politiques de coopération est une initiative lancée pour contrer l’intégration continentale à marche forcée sous la férule étatsunienne (projet ALCA). Les projets de l’ALBA sont concrets : fourniture d’énergie, échange de savoir-faire en matière d’exploitation et de transformation des sources d’énergie, échange de médecins, politiques d’alphabétisation…etc. L’ALBA est dotée d’un conseil qui reste en liaison avec les mouvements sociaux, il favorise aussi les coopérations Sud/Sud (avec l’Afrique) et les coopérations décentralisées avec des communes ou des régions faisant ou non partie de l’ALBA.

3. Front anti-impérialiste

Ces victoires électorales sont autant de brèches dans le modèle néolibérale. Rappelons-nous que le coup d’Etat sanguinaire de Pinochet un 11 septembre 1973 au Chili avait été l’acte inaugural de l’expérimentation in vivo des politiques monétaristes et néolibérales théorisées et mises en pratique par les Chicago boys de Milton Friedman.
En Amérique latine, le plus difficile est de construire un pouvoir politique véritablement adossé au peuple. Il s’agit donc pour cette gauche populaire, toujours écartée du pouvoir jusqu’alors, d’imposer sa légitimité à diriger les institutions nationales tout en continuant à s’appuyer sur le mouvement social qui l’a portée au pouvoir. Cette Révolution par le vote, pied de nez post mortem d’Allende au Che d’une certaine manière, a chamboulé l’organisation partisane dans tous ces pays. Il est tout de même désespérant de constater que tous les partis dit « sociaux-démocrates » d’Amérique latine et, à ce titre, membres de l’Internationale Socialiste se retrouvent largement déportés à droite de l’échiquier politique et partout dans l’opposition !
Cependant, à y regarder de plus près, les prises de pouvoir ont pris des formes différentes selon les pays. Par le bas en Bolivie où les syndicats se sont liés aux mouvements indigénistes pour porter Evo Morales, lui-même indigène et syndicaliste, à la tête de l’Etat. Par le haut au Venezuela suite aux événements du Caracazo en 1989 et l’échec du coup d’Etat d’Hugo Chavez en 1992.

4. Venezuela/Colombie : une crise régionale

La Colombie du président Alvaro Uribe reste le principal et le seul allié des Etats-Unis dans la région. A ce titre, il est largement instrumenté pour lutter contre son voisin le Venezuela, pays certes riche car pétrolier, mais dont le peuple a la curieuse idée, pour les esprits éclairés de Washington, de vouloir dépasser le capitalisme. Les tensions sont donc fortes et certainement durables entre les deux pays.
Suite à la récente crise qui a vu la Colombie attaquer et tuer un chef des FARC sur le territoire équatorien, la décision prise par les Etats d’Amérique latine de régler ce conflit entre eux et sans les Etats-Unis doit être comprise comme une victoire de la diplomatie vénézuélienne car elle montre l’isolement de la Colombie.

5. Le problème des réformes constitutionnelles

Pour pérenniser les acquis des Révolutions sociales, les dirigeants d’Amérique latine savent qu’ils doivent faire entrer dans le droit la démocratisation du pouvoir permise par les élections. Au Venezuela se fut en décembre dernier le premier accroc de la décennie Chavez : la réforme constitutionnelle qu’il portait a été rejetée par une majorité d’électeurs car la mobilisation anti-Chavez a été plus efficace que le parti présidentiel en pleine refondation. L’électorat de Chavez a boudée une réforme touffue et mal expliquée. Chavez a, au passage, montré à ses détracteurs qu’il pouvait perdre des élections. Etrange pour un « dictateur »… !
En Bolivie, la question est toute aussi brûlante et pourrait déséquilibrer le pouvoir du président Morales dans la mesure où il y a alliance objective entre les mouvements indigénistes les plus radicaux et l’opposition pour demander une plus grande décentralisation. Le risque serait de permettre une sécession de fait des régions les plus riches, contrôlées par l’opposition, qui refuseraient dès lors de payer pour les régions plus pauvres.

Débat avec la salle

• Banque du Sud : c’est une banque régionale qui travaille en parallèle avec l’ALBA. Ses fonds sont encore faibles mais elle monte en puissance sur des projets de coopération

• La question énergétique : le projet Petro Sur vise à mutualiser l’acheminement du pétrole et du gaz sur tout le continent

• Relations FARC/Chavez : Chavez n’est pas un soutien politique des FARC, il ne les considère cependant pas comme des terroristes (Colombie, USA) mais comme des belligérants (comme tous les autres Etats d’Amérique latine). Dans la crise interne à la Colombie, Chavez joue les intermédiaires pour placer le Venezuela en position d’acteur diplomatique majeur dans la région.

• Relations Chavez/Iran : En tant que militant, il est pénible de voir Chavez dans les bras d’Ahmadinejad. Cependant, en tant qu’observateur des relations internationales, il faut comprendre que Chavez cherche des coopérations techniques avec d’éventuels partenaires et qu’il n’a pas les réponses à la hauteur de ses attentes ni de l’Europe ni de la France en particulier. Il se tourne donc vers ceux qui n’obtempèrent pas aux recommandations d’ostracisme menées par les Etats-Unis contre le Venezuela. L’Iran fait partie de ceux qui résistent à l’empire.

• L’affaire RCTV au Venezuela : la presse européenne a monté en épingle une décision logique, légale et démocratique. RCTV a participée au coup d’Etat tenté contre Chavez en 2004. C’est une télé poubelle, d’opposition certes mais comme toutes les chaines de télé au Venezuela. De plus, il n’y a pas de chaine publique et RCTV occupait un canal hertzien, propriété de l’Etat, qui peut naturellement retirer son agrément, ce qu’il avait fait plusieurs mois avant la « crise ».

• Accords bilatéraux : Ne pouvant imposer son projet ALCA, les Etats-Unis tentent de passer en force en arrachant aux Etats d’Amérique latine des accords bilatéraux déjà signés avec le Mexique, la Colombie et le Pérou. Ces accords de libre-échange, très favorables aux « gringos », sont régulièrement dénoncés surtout par les peuples des pays signataires.

• Plan Colombie : c’est un plan de surarmement financé par les Etats-Unis. Il joue la guerre contre la drogue, niant la nature sociale et politique du conflit avec les FARC.